L’inertie (9/4/16)

Mon inertie est le produit de ma passivité. Voilà qui semble redondant et qui est pourtant lumineux. Si ce congé de Pâques m’a semblé sans joie, alors même que je m’y suis relativement consacré au Journal, et notamment à sa mise en ligne sur ce blog et aux lectures de journaux littéraires, c’est qu’il m’a manqué d’y être fondamentalement actif dans l’œuvre. Or Deleuze m’apprend, via Spinoza, qu’une joie passive (de l’ordre de l’affect), ce n’est pas du tout la même chose qu’une joie active. C’est tout mon système qui m’apparait alors sous un jour nouveau, ainsi que l’acquis et le manque fondamentaux de cette année 2015-2016. L’acquis, c’est l’écriture du Journal. Cependant, il ne saurait tenir lieu de l’œuvre principale que je vise. Le Journal n’est pas un projet. Il est, certes, une œuvre en cours, mais non à titre d’horizon. Il est le sol dont je pars. Il est l’impulsion. C’est le coup de génie de cette remarque d’Amiel, alors qu’il n’en est encore qu’aux débuts de son Journal [1] : « la fidélité de l’impression est sa première, son unique règle » (9 avril 1845). On a là toute la puissance et toute la limitation du Journal en tant qu’œuvre : il se tient au plus près de la passivité du vécu, il est la transformation première des affections en puissance, il sert de socle à l’existence. Que certains, comme Amiel, n’aient jamais dépassé ce socle, et que le Journal, au bout du compte, puisse être une œuvre à part entière, importe peu. Le Journal offre une garantie minimale exceptionnelle pour celui qui, comme moi, est en mal d’œuvre, au sens d’un fondement, d’un appui, et, pourquoi pas, d’un acquis, d’une résultante. J’ai ainsi eu ce sentiment très précis qu’après janvier 2017, après une année de Journal, quand j’arrêterais le serment de l’eau [2] devant l’irréfutabilité d’une œuvre minimale, je pourrais mourir sans regret. En attendant, il faut vivre, et mieux : je veux vivre. Or vivre, c’est créer. Et pour vivre, on ne saurait se contenter d’un Journal qui n’est qu’un point de départ, dans le meilleur des cas. Le meilleur parce qu’il est des écrivains pour lesquels le Journal est bien moins que cela : une façon de retrancher quelque chose de leur vie à l’œuvre. Seulement la vie de ceux-là vaut mieux, si leur Journal vaut moins, que celle de celui qui n’a que son Journal, parce que pour ceux-là le Journal ne répond pas au manque d’œuvre mais à son surplus. Enfin, dans le meilleur du Journal, il y a encore des étapes. Il est d’abord un point de départ. Il est ensuite, dans le meilleur des cas, et une fois sorti du manque d’œuvre, une fois dans le mouvement de l’œuvre, une plateforme de l’œuvre en cours. C’est le Journal de Kafka, peut-être celui de Virginia Woolf, certainement celui de Thoreau [3].

Le Journal est aussi un appel d’œuvre. C’est en ce sens peut-être que l’aliénation que j’ai éprouvée, subie de façon particulièrement aigüe avant d’en prendre conscience lors de ce congé de Pâques, où l’absence d’œuvre s’est révélée dans la vacance, est aussi un appel d’air : je ne peux plus me contenter du minimum qu’est le Journal. À présent que je suis à quai, il faut prendre la mer. L’étrange est que le Journal, déjà bien davantage qu’un socle, a bouleversé les configurations dans lesquelles j’évoluais jusqu’alors. Sans prendre la place d’une œuvre, si ce n’est par le choix erroné d’y consacrer le meilleur de mon temps pendant la période de Pâques, il a rendu la thèse en cours impossible [4]. Il ne s’y est nullement substitué mais il l’a invalidée en tant que telle. Non que cette recherche sur la littérature, voire sur l’esthétique ou la critique d’art, ou encore sur Moby Dick de Melville soit périmée, abandonnée ou perdue, mais elle est invalidée dans ses termes et dans ses prémisses. C’est ce qui a suscité cette reconfiguration du travail du CeBaN [5] actuellement consacré à la lecture de Mille plateaux. Quelle que soit l’œuvre à laquelle je me vouerais, ses prémisses seront assurément deleuziennes. En revanche, il ne me semble plus guère possible aujourd’hui de me consacrer à une « thèse » comme je le faisais encore hier, c’est-à-dire à Pâques et lors de l’été de l’an dernier. En ce sens, la tentative de prolonger le travail sur Jimmy P., à la Pavese, comme l’ébauche d’une œuvre critique au sein même du Journal, et surtout l’échec cuisant de cette tentative ont servi de symptôme révélateur. Le Journal comme œuvre de base, comme basse d’œuvre, est un appel à une œuvre qui le surpasse, et qui ne saurait avoir lieu en son sein.

Le manque fondamental de cette année, c’est donc l’absence d’une œuvre en cours au-delà du Journal, à titre de projet, auquel je consacrerais activement le meilleur (sinon la plus grande part) de mon temps. L’an dernier, j’avais au moins travaillé sur une conférence consacrée à Tolkien en octobre 2014, à l’instigation de G., puis sur un article (non publié) consacré à la critique d’art, commandé par une plateforme suisse de recherche en didactique consacrée à la littératie. À Pâques et l’été, je m’efforçais de construire ma thèse. Actuellement, je ne me sens capable que d’une œuvre attachée à l’œuvre de Tolkien, comme en puissance de cette œuvre-là. La recherche sur la littérature, ou toute autre recherche possible, est renvoyée à un autre temps qui trouvera son heure. L’été prochain doit être consacré à une œuvre et, faute de mieux, je dois faire le projet d’écrire un livre ou une étude consacrée à la poétique de la Terre du Milieu cet été. Mais je ne saurais plus, non plus, me contenter de ce lien passif à l’œuvre qu’ont été, cette année, la lecture de Moby Dick dans les premiers mois de la rentrée, puis l’écoute et la transcription des appendices et des commentaires de l’adaptation jacksonienne du Seigneur des Anneaux. Il y a, dans cette passivité, comme dans l’activité minimale du Journal, une résistance fondamentale aux jours sans œuvre de mon quotidien scolaire. L’œuvre passive a le mérite insigne de me garder en contact avec une œuvre en cours, un projet d’œuvre. Mais je ne peux me contenter de ce lien passif, ni même de l’activité du Journal dix mois par an, en attendant la possibilité d’œuvrer pleinement à Pâques et l’été. Certes, dans la configuration actuelle de mon travail, il n’est guère possible de me consacrer pleinement à l’œuvre à d’autres moments que lors de ces périodes propices. Toutefois, l’expérience même de l’an dernier manifeste la possibilité d’œuvrer malgré tout, et rien n’empêche, même à petites doses, de construire patiemment une œuvre un tant soit peu ambitieuse malgré le travail et les jours ; mieux : au sein du travail et des jours. Il y a là une clé fondamentale de la dynamique de l’œuvre qui ne peut se contenter d’une résistance passive, peu importe sa temporalité — c’est-à-dire fût-elle lente et morcelée [6].

À première vue, la lecture ou une réception comparable, à laquelle j’ai consacré tellement de temps au travers de Moby Dick, des ouvrages sur Auschwitz et la Shoah, des œuvres cinématographiques, des dvd de The Fellowship of the Ring, des journaux littéraires plus récemment, et vis-à-vis de laquelle j’ai encore tellement d’aspiration en matière de philosophie (Mille plateaux et l’œuvre de Deleuze, l’œuvre de Nietzsche, L’éthique, Hume, Kant, Marx, Whitehead et Simondon), est davantage du côté de la passivité, quand l’écriture est active. Toutefois, cette passivité est nécessaire, parce qu’il faut s’affecter de joie, et parce que le chemin des affections est toujours le chemin de départ, le premier genre de connaissances [7]. En outre, il est aisé d’imaginer des lectures actives et une écriture passive. Les premières renvoient aux lectures qui sont prises dans la construction d’une œuvre en cours, comme celles que j’ai faites à Pâques l’an dernier, ou comme la lecture de Moby Dick l’été dernier — quand la lecture débouchait encore sur maintes réflexions (essentiellement le projet d’une étude sur la traduction de Moby Dick). Le défaut des lectures et des réceptions de cette année est qu’elles n’étaient jamais qu’en lien à une œuvre virtuelle, à une œuvre absente, à une œuvre non pas en cours mais à venir. Il n’y a d’œuvre qu’agie. J’étais cette année, en dehors du Journal comme résistance de fond, perpétuellement en attente. J’ai envisagé d’étendre ma formation, outre les lectures sur la Shoah et les réceptions de grandes œuvres cinématographiques, par la lecture des journaux et les lectures philosophiques, persuadé de ne pas être encore mûr pour une œuvre. J’envisageais ces derniers jours de consacrer aussi mon été au Journal et aux lectures, littéraires et philosophiques. Ce temps de l’attente a passé. C’est même un atout de la lecture des journaux sur les autres projets de lecture. Je n’ai pas attendu d’avoir lu des journaux littéraires pour écrire mon Journal, au contraire : je ne lis ces journaux que parce que j’écris mon Journal. La lecture de Mille plateaux au CeBaN est ou doit être une lecture active, à deux titres : d’abord parce qu’elle contribue à l’œuvre en cours à laquelle je m’attacherais quelle qu’elle soit, ensuite parce qu’elle doit tendre à déboucher sur une œuvre propre au sein du CeBaN. Quoi qu’il en soit, je ne peux plus attendre je ne sais quelle maturité qui, à ce compte, ne viendra guère. Je dois lire et me former en même temps que j’écris ou mieux : que je construis une œuvre. Pourquoi ? Parce que le temps de l’œuvre ne revient pas. C’est dès maintenant qu’il s’agit de sentir et d’expérimenter ce qui est éternel. Il faut résolument prendre les choses par leur milieu. L’écriture passive renvoie quant à elle à ce qui ne serait que de l’ordre du commentaire, soumis à une structure donnée, subordonné à ce qui a déjà été créé par d’autres. C’est ainsi que G. a cru pouvoir percevoir l’ensemble du Journal, dans une conception fondamentalement réductrice. Il a au moins contribué à me permettre de voir l’absence d’œuvre dans laquelle je m’étais laissé prendre. En ce sens, même la traduction telle que je la conçois est un seuil trop bas d’activité. Je ne peux que m’y consacrer en fonction d’autre chose, comme une activité seconde ou transitive. Il faut en dire autant de la mise en ligne du Journal et des projets de déclamation. À chaque fois, il s’agit de s’affecter de joie pour aller, ensuite, vers une joie active. Le déploiement de ces passivités de résistance en termes de projet pour la reprise des cours et pour l’été prochain avait fini par boucher complètement mon horizon, jusqu’à me plonger dans cet état d’empêchement où je me sentais privé d’œuvre malgré le Journal (mais en aucun cas à cause de lui), c’est-à-dire proprement désœuvré. Par contraste, même les cours recèlent dans l’activité contrainte qu’ils impliquent les germes d’une œuvre possible. C’est ainsi qu’il faut à présent les orienter pour sortir de mon inertie.

Celle-ci a toujours été l’expression manifeste d’une résistance ontologique [8] dans mon existence. Ainsi, la moindre tâche, la moindre sortie, la moindre relation, sans parler des multiples travaux scolaires en attente, m’ont paru insurmontables pendant ce congé de Pâques, et je m’enfermais dans un repli que ma barbe toujours plus épaisse signalait avec obstination. La résistance ontologique contre l’obligation contraignante des cours et du quotidien s’est métamorphosée dramatiquement en résistance contre ma propre existence, une fois dit que celle-ci s’éployait progressivement dans un minimum d’œuvre (le Journal) et de multiples occupations passives (mes lectures, la mise en ligne du Journal). Je sentais bien que je m’adonnais à ces dernières avec quelque chose de buté que mon état désœuvré m’empêchait de surmonter. À présent s’ouvre à nouveau le temps de l’œuvre, qui pousse de partout au milieu du cycle ininterrompu des travaux et des jours. L’essentiel n’est pas nécessairement d’écrire mais de refuser toute tentative de différer et, sans plus attendre, de construire une œuvre en cours.


[1] Amiel (1821-1881) entame son Journal en 1839 jusqu’à sa mort, mais celui-ci ne devient régulier qu’en 1847.

[2] Serment qui consiste, depuis le 27/12/2008, à ne plus boire que de l’eau tant que je n’aurai pas une œuvre minimale (ex. un livre) ou atteinte une série d’objectifs bien précis que je me suis fixé.

[3] On perçoit aussi le point de départ dans le Journal de Stendhal. Pavese et Jünger offrent peut-être un autre cas de figure où le Journal alterne avec l’œuvre, est une œuvre seconde, parallèle, voire un prolongement d’œuvre.

[4] Thèse sur l’enseignement de la littérature entamée en 2004 à l’UCL.

[5] Le « CeBaN », « Cercle Bakhtinien du petit Nord », désigne, depuis 2008, mes collaborations de recherche avec Marielle.

[6] Qu’on pense à la rédaction du Seigneur des Anneaux sur douze ans (1937-1949) et plus. Là où Tolkien était tenu par son ami C.S. Lewis et par son fils Christopher, je suis tenu par mon Journal.

[7] Spinoza distingue trois genres de connaissances : le premier est celui des affections, le second de la raison (qui renvoie aux « notions communes ») et le troisième celui des essences. Le premier genre est celui des idées inadéquates, tandis que les deux autres sont ceux des idées adéquates. C’est uniquement en référence à ceux-ci que Spinoza peut dire : « nous expérimentons que nous sommes éternels. » (Cf. Deleuze, Cours sur Spinoza n°9).

[8] Allusion à l’expression qu’avait utilisée Henri Roland, mon professeur de latin et de philosophie dans le secondaire, pour qualifier ma « paresse », en référence à une pièce de théâtre russe dont j’ai oublié l’auteur, consacrée au refus d’exister et même d’être de son protagoniste.

10 réflexions au sujet de « L’inertie (9/4/16) »

  1. Cher Sébastien, je pense que le personnage de la littérature russe dont tu évoques l’existence en termes de « trop », d’excès même de vivre, est Oblomov (créé par Gontcharov)… (cfr http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1969_num_10_1_1768 et aussi « Chez lui, Oblomov ne portait jamais ni cravate ni gilet ; il aimait être à l’aise, se sentir libre. Ses pantoufles étaient longues, moelleuses et larges. Quand, assis sur son lit, il laissait pendre ses jambes, immanquablement, sans qu’il eût même à regarder, ses pieds s’y glissaient tout seuls. La position allongée n’était pour Ilia Ilitch ni nécessaire, comme pour un malade ou pour un homme qui veut dormir, ni accidentelle, comme pour une personne fatiguée, ni voluptueuse comme chez le fainéant ; c’était son état normal. Quand il était à la maison – et il y était presque toujours – il demeurait couché, et toujours dans cette chambre où nous l’avons trouvé, qui lui servait de chambre à coucher, de cabinet et de salon. Il était rare qu’il mît les pieds dans les trois autres pièces. » ou encore : « A quoi bon tous ces cahiers dévorant toute cette encre, tout ce papier ? A quoi bon les manuels ? A quoi bon ces cinq ou six années de claustration ? Et toutes ces sévérités, ces pensums, ces défenses de courir, de jouer, de s’amuser, sous prétexte que ce n’était pas le moment, qu’il fallait encore travailler !
    Quand donc prendre le temps de vivre ? » se disait-il sans arrêt. »

    Je crois aussi que l’énergie que nécessite la transmission dans le quotidien scolaire peut en grande partie expliquer et les atermoiements à reporter l’oeuvre à plus tard – à parfois trop tard? – et la barbe persistante qui en est (sourions) emblématique.

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  2. Ce texte est d’une beauté époustouflante… Il m’évoque Rimbaud (« Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Eternité. C’est la mer allée. Avec le soleil »). Catégorie A, sans discussion possible ;-). Vivement en parler avec toi tout prochainement (le texte impose un tel respect qu’il est difficile d’y réagir sur l’instant de sa lecture).

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