Le bureau mandala (31/12/16)

J’ai un peu mal à la tête, sans en connaitre la cause. Je suppose que ce doit être lié aux déboires nocturnes antérieurs dont j’ai l’impression d’être sorti mais qui agissent sans doute rétroactivement. Je suis dans le bureau mandala [1] qui est de retour sous une nouvelle forme depuis quelques jours. J’y suis d’abord demeuré dans le noir, fumant la pipe, buvant du thé fictif [2], écoutant de la musique depuis l’ordinateur portable, posé à droite de mon oreille, sur la petite chaine Philips noire des années 1980 avec le tourne-disque où se trouve, depuis plusieurs jours, un disque de Bhimsen Joshi que j’écoute régulièrement ici. L’eau chaude a réchauffé mes mains, la musique m’a envahi, le tabac a dilaté mes idées, mon esprit.

L’endroit de l’ancien mandala n’est pas loin. Il est encore accessible, au fond de la pièce, près du radiateur, sous la fenêtre, sous les lourdes tentures de tissu rouge sombre et doré, mais il n’a plus la même valeur. La disposition de l’espace a changé. L’immense armoire d’Annevoie [3], en vieux chêne namurois, occupe à présent tout un pan de mur, derrière mon bureau. Elle a ce qu’on appelle une cheminée, une ouverture dans le meuble, espace creux surmonté d’une étagère haute, autour duquel s’organisent symétriquement ses deux immenses ailes. C’est là que je suis lové. Des livres et deux coussins jaunes à pois bordeaux à ma gauche, un énorme coussin rouge terne dans mon dos, le tourne-disque et quelques objets sous la petite tablette qui le supporte à ma droite. Autour de moi, formant le cercle du bureau mandala, comme le rempart hétéroclite d’une cabane d’enfant, la petite chaise de ma grand-mère paternelle (de la rue Nicolas Monnom, où se situait cette maisonnette au plafond de briques rouges soutenu par de belles poutres de bois apparentes, à mi-chemin entre l’ancienne ferme du siècle passé et l’ermitage rustique), surmontée du coffret de bois que m’ont offert Bruno & Monia récemment où se trouvent plusieurs petites bougies ; un petit meuble blanc en bois peint cérusé, surmonté de livres, de pipes et de tabac ; le fauteuil du bureau sur lequel trône un bac à dés comportant de nombreuses petites figurines en vrac ; la grande corbeille en osier d’où dépassent largement des piles compactes de journaux, dont l’une est surmontée par la lampe en bois brut que Nicolas [4] a fabriqué et qu’il m’a offerte à Noël, et dont l’ampoule sans abat-jour jette une lumière crue mais chaude sur l’espace circulaire de mon campement, avec son éclat aveuglant dès qu’on le fixe ; et une petite tablette ronde surmontée de l’indispensable bouilloire qui clôt le cercle. À l’intérieur de celui-ci, un autre cercle le redouble et m’entoure, à même le sol, composé d’une série de bougeoirs de formes et de couleurs variées, dont les bougies projettent leurs chaudes lueurs à l’entour, auxquelles se mêlent des figurines fantasques créant une sorte de pentacle envoutant, dans lequel je me tiens, tantôt les jambes ramenées en tailleur sous une petite tablette blanche sans pied posée sur mon giron où je pose parfois l’ordinateur, parfois un livre, parfois un plateau de cuivre jaune pour bourrer ma pipe ; tantôt étendues jusque sous le fauteuil du bureau, entre deux statuettes africaines en bois noir, ramenées de l’ile Maurice par les parents de marie qui m’en ont fait présent au Noël précédent — elles semblent garder l’entrée de l’espace qui s’étend sous le fauteuil, comme d’une caverne insulaire recelant quelque trésor. À cette basse altitude, à même le sol, tous les espaces changent de valeur dans cette nouvelle dimension.

Malgré le chauffage poussé à fond le froid persistant pénètre sous mon pantalon et s’installe sur ma cuisse droite, que le thé fictif réchauffe à peine.

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© Three Tipis, Richard Hinger

Le temps s’étire ici et élève mon âme, mais le temps objectif qui l’encadre et qui ne se laisse pas si facilement oublier, celui des obligations et des sollicitations, du calendrier et des horaires, est toujours trop court et ne laisse pas à cet espace solitaire, issu d’un autre monde et d’un autre temps, l’extension nécessaire à l’épanouissement de toute son ampleur.

Quand le temps est venu de quitter le bureau, je souffle les bougies. Quelques minutes suffisent à remettre les meubles, les figurines, les coussins et diverses autres babioles à leur place, comme s’il s’agissait d’un futon japonais et de quelques accessoires qui ont tôt fait de disparaitre de l’espace provisoirement colonisé pour rendre celui-ci à la pièce et à l’anonymat, sans laisser trace de leur passage. Plus souvent, cependant, j’aime laisser là ce campement en espérant vaguement le retrouver et y demeurer à nouveau lors de mon prochain passage. Il reste alors éteint et délaissé, dans l’obscurité froide du salon, comme un palais en ruine qui le hante, mais qu’un enchantement quelconque peut à tout moment ramener à la vie.

Ce soir, la musique sera presque la dernière à quitter les lieux, juste avant la lumière, mon pas et mon souffle.


[1] Je nomme ainsi un bureau provisoire installé à même le sol, de forme circulaire.

[2] Nom que je donne à « l’eau chaude » puisque le serment de l’eau m’interdit le thé.

[3] Lieu de l’ancienne demeure de la grand-mère paternelle de Marie.

[4] Le frère de Marie.

2 réflexions au sujet de « Le bureau mandala (31/12/16) »

  1. Mais comme ce texte est beau… J’aime cette phrase :  » À cette basse altitude, à même le sol, tous les espaces changent de valeur dans cette nouvelle dimension. »

    Ce paragraphe aussi, tellement proustien, mais dans un autre genre : « Quand le temps est venu de quitter le bureau, je souffle les bougies. Quelques minutes suffisent à remettre les meubles, les figurines, les coussins et diverses autres babioles à leur place, comme s’il s’agissait d’un futon japonais et de quelques accessoires qui ont tôt fait de disparaitre de l’espace provisoirement colonisé pour rendre celui-ci à la pièce et à l’anonymat, sans laisser trace de leur passage. Plus souvent, cependant, j’aime laisser là ce campement en espérant vaguement le retrouver et y demeurer à nouveau lors de mon prochain passage. Il reste alors éteint et délaissé, dans l’obscurité froide du salon, comme un palais en ruine qui le hante, mais qu’un enchantement quelconque peut à tout moment ramener à la vie. »

    Vivement te lire encore en 2017, cher Ami…

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