Reconquête (Marie Uguay)

Citation du journal de Marie Uguay. Voir Références des journaux.

13 décembre 1977

Et maintenant comment faire pour recommencer, et recommencer quoi [1] ? Maintenant que me reste-t-il ? Je n’avais rien déjà, sauf cette liberté d’aller et de venir. Après-midi dans un café, rencontres, rêveries, travail, et puis des promenades dans Montréal, l’hiver froid, sec, abrupt, mais un peu de campagne au loin. Maintenant j’attends. Je ne peux plus grand-chose sans les autres. Sans Stéphan [2] dans la maison, je ne suis plus rien. J’écris ces bêtises à cause du trop grand silence dans la maison. À cause de ces marées de silence qui me guettent, des poèmes que je n’écris pas, cet arrêt en moi, cette attente, impénétrable, immuable, sauvage. Vos voix éteintes. Je vous aime, c’est écrit [3], comme gravé sur une pierre. Cette dure réalité en moi, ridicule, blême et déchirante. Je la garde en moi, personne ne peut mesurer l’étendue de ce qui m’est arrivé, ni moi-même vraiment, car tout ma vie future m’échappe encore.

Et mon corps, inconnu dans le miroir, ce même visage, mais ce corps-là pour qui j’hésite entre la tendresse et l’effroi. Ce corps-là, le mien, dans lequel je ne suis pas à l’aise. La tête regarde et roule comme un oiseau, un soleil, elle est la même, toujours, elle poursuit ses folles équipées amoureuses, puis le petit corps au milieu avec ses deux bras frêles, roule aussi, c’est un ballon. La jambe ne le retenant plus, il roule du côté droit, tangue et demande à monter dans l’air. L’autre jambe est une ficelle, elle le retient de tout son poids de jambe. Et dans mes rêves, je ne me vois plus, j’essaie, voilà ! Sans ma jambe, avec des béquilles…, ou avec cette jambe artificielle. Je n’ai pas plus la force d’imaginer cela que ma mort d’ailleurs.

Si j’avais su plus tôt, aurait-on pu sauver ma jambe ? En juin, ces belles journées paresseuses et parfumées, j’étais heureuse, je boitais légèrement. Je croyais que c’était du froid, ma jambe me faisait légèrement mal. Aurait-on pu la sauver, si j’avais su là et non en automne ? 15 septembre frissonnant d’épouvante et de pleurs ; pluies puis grisaille…

J’essaie de reconquérir un ancien quotidien, refaire les anciens gestes, mais ce ne sont plus les mêmes. Physiquement, je ne suis plus la même, et les meurtrissures laissées par ces journées interminables où la douleur me sectionnait tout l’esprit et le corps. Et mon amour. Aimer dans les moments les plus lourds, au cœur de la nuit convoquer la lumière, s’y perdre doucement, pendant un petit temps oublier la banale et sèche réalité. Cette source qu’est l’émoi… Puis ce silence grandissant qui me frappe maintenant, durement. Refaire tout, oublier l’ouragan. Petits mots jetés à la hâte et qui m’empêchent de mourir complètement. C’est difficile maintenant. Qu’est-ce que je vais faire demain ? Écrire comme ceci, sans but, sans ordre, sans calme ? Ne fais même pas de phrases. Quel poème ? Quel texte simplement ? Et puis ces journées trop pesantes pour mes épaules où je ne peux pas sortir. La neige, la glace, vous comprenez ? Ces maudites béquilles à trainer et qui me trainent. Et ce temps qui m’aspire lentement. Il ne me reste plus qu’à noter en petites phrases éparses les quelques souvenirs que mon histoire me laisse, souvenirs un peu confus, très réduits par les drogues et la souffrance physique, par la trop grande régularité des jours aussi.

Je sais que j’écris pour ne pas tout perdre, je suis descendue au bout de moi, la nuit n’en finit plus, je vais me cognant aux êtres et aux choses. Fatiguée, terriblement éreintée par cette nuit sans sommeil, mais avec des syncopes de rêves faibles et névrotiques qui tentent de remonter vers le jour.


[1] Marie Uguay (1955-1981) est une poète québécoise. En septembre 1977, on lui découvre un cancer des os à la jambe droite qui entraine son amputation alors que Marie n’a que 22 ans. Elle commence son journal en entrant à l’hôpital (bien que le journal édité commence juste avant sa sortie et son retour chez elle). Marie Uguay meurt à 26 ans, suite à la récidive du cancer, non sans être d’abord revenue intensément à l’écriture poétique (L’Outre-vie, Autoportraits) et avoir repris gout à la vie.

[2] Marie Uguay est en couple avec Stéphan Kovacs, qui est photographe, depuis qu’elle l’a rencontré en septembre 1975 ; il sera à ses côtés jusqu’au bout et publiera son Journal en 2005.

[3] Lors de son tragique séjour à l’hôpital, Marie Uguay rencontre deux hommes (Louis et Paul) qui la soignent, dont elle s’éprend également, comme elle le confie peu avant à son journal avec une justesse, une intensité dont une information résumée ne peut donner idée. Le « vous » désigne ici Stéphan, Louis et Paul. Ce dernier, médecin et figure d’autorité, suscitera en Marie Uguay une passion qui occupe largement son Journal.

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